Arrivée du Maître Bouddhinste

Tôt dans la matinée, une vieille femme se présenta aux portes du Palais Impériale, vêtue sobrement d'une chemise de travail. Quand elle annonça qu'elle venait pour rencontrer Pierre Valezo, les hommes de garde faillirent lui rire au nez... Bien mal leur en aurait pris, car aussitôt elle ajouta :

- Je viens de la part de la Congrégation Bouddhinste de Dastornia.

Pris au dépourvu, car on leur avait annoncé la venue d'un Maître et non d'une adepte, les officiers envoyèrent l'un des leurs prévenir le Père du Peuple...

- Une femme ? S'étonna-t-il en apprenant l'arrivée. Voilà qui ne ressemble pas aux habitudes des bouddhinstes... Bah, faites-la entrer. Elle fut alors conduite au Bureau du Père du Peuple, ancienne salle du trône Impériale...

L'officier revint quelques minutes plus tard, faisant signe à la femme qu'elle pouvait entrer. Elle le suivit d'un pas tranquille sans poser de questions, pénétrant dans le dédale du Palais en regardant d'un oeil distrait les vestiges impériaux, qui n'avaient pas encore tous été retiré des murs...
Arrivée dans ce qui fut jadis la salle du Trône, la vieille salua d'un ample signe de la tête le jeune homme au regard vif qui s'y trouvait. Le Père du Peuple, sans doute.

- Bonjour, Pierre Valezo je présume ? dit-elle d'une voix douce et calme. Je suis Lajita Ayushmati. Tu avais demandé un Maître à qui parler, me voici.

- Oui c'est bien moi. Hum assied-toi je t'en prie, dit-il en montrant le siège devant son bureau, au centre de l'ancienne Salle du Trône, vision étrange d'une prise du pouvoir au centre des ruines d'un régime révolu. Tu es donc Maître mandatée par la Congrégation ? il se pencha sur les fiches apportées par ses subordonnées. Claude Paniel de nom civil, ou Lajita Ayushmati, Maître Bouddhinste, née en 1842... 'réincarnation' de Maniyar Aqa-Luya, 1768-1841, sage bouddhinste du Mnibet... veuve... considérée comme destinée à devenir une guide spirituelle d'importance... et cetera, et cetera. Bien, je pense que ces documents sont suffisants. Ta destiné semble être arrivée. Il lui donna un exemplaire de l'ébauche de la Constitution du futur régime.

La vieille prit place, écoutant sans sourciller le petit laïus du jeune homme. Fronçant les sourcils, elle baissa même pas les yeux sur le document que Valezo lui tendait, fixés qu'ils étaient sur le visage du révolutionnaire :

- Il me semble que tu connais beaucoup de détails de ma modeste existence, Pierre. Je ne pense pas que l'Empire n'en a jamais su autant.

- La fondation d'un nouveau régime demande beaucoup de renseignements, expliqua-t-il impassible sous le regard de la vieille dame. Vous... Tu comprendras que nous avons besoin de nous assurer du passé des personnes pouvant apporter leur aide à la nouvelle ère. Ces papiers, ajouta-t-il en montrant du doigt les documents devant la Maître Bouddhinstes, sont l'ébauche de la constitution de l'Empire Populaire Bouddhinste. Oui, tu as bien entendu. Lis, et donne moi tes impressions.

Lajita resta un moment sans bouger, comme sondant les intentions de son interlocuteur. Elle se demanda un instant s'il avait constitué un dossier sur chaque Maître de Dastornia, bien qu'elle ne puisse à ce stade comprendre l'intérêt d'une telle manoeuvre. Empire Populaire Bouddhinste, le sobriquet sonnait comme une bonne blague potache, mais jamais elle ne l'aurait imaginé comme une véritable politique.
Enfin elle se décida à bouger, sortant une paire de lunette d'une de ses poches. Des verres épais devant les yeux, elle lut silencieusement le document.

- Sais-tu combien il y a de Bouddhinstes dans ce pays ? interrogea-t-elle quand elle l'eut fini, repliant ses lunettes. Au dernier recensement du Temple, on en comptait 300 000, soit moins d'un Dastornien sur mille. Dis-moi, Pierre, comment compte-tu faire des croyances d'une minorité une Religion d'Etat ?

Ce recensement ne date pas d'hier, je suis prêt à parier que la congrégation s'est étoffée depuis. Sans aller jusqu'à dire que ce n'est plus une minorité, bien sur. Bien ! Le bouddhinsme est on ne peut plus bien vu. Il est trés populaire, trés proche du monde ouvrier avec qui il fut des mêmes combats. Il suffit même d'un simple coup de pouce politique pour que les sympathisants deviennent croyants...

De nouveau, le Maître marqua une pause avant de parler, songeuse. Oui, il est vrai que le Bouddhinsme s'était particulièrement bien développé à Dastornia ces derniers mois : les disciples étaient même deux fois plus nombreux que les Maîtres, ce qui ne s'était jamais vu de mémoire d'homme... Le Père était bien informé, elle ne pouvait le nier. Ce qui était loin de la rassurer.

- Je ne te mentirai pas, tout ceci me laisse perplexe. En supposant que tu ais raison à propos de l'expansion du Bouddhinsme, cela reste un régime difficile à mettre en place. J'espère simplement que tu sais ce que tu fais...

Elle se leva alors, prenant le document du bout des doigts.

- J'aimerais montrer ceci aux Maîtres de la Congrégation, nous prendrons notre décision en connaissance de cause.

La réputation du bouddhinsme ne pourra jouer qu'en notre faveur. Le prestige du bouddhinsme, ses antécédents, peuvent balayer l'opposition à ce type de régime... Le bouddhinsme politique apportera une marque de sagesse au gouvernement... Je pense que nous pouvons réussir. Sans oublier que délaisser une telle opportunité de servir le pays ne pourrait être que... mal vu. ajouta-t-il d'un léger sourire.

- J'espère une réponse rapide et positive, Maître Paniel. Emportez donc cet exemplaire.

Lajita sursauta légèrement, sentant déjà poindre les menaces. Oui, malgré ses déclarations il était bel et bien merksiste : l'Empereur et le Bouddhinsme n'étaient là que pour donner à son régime une apparence plus acceptable mais dans la pratique c'est lui qui aurait les commandes. Refuser la proposition serait se poser en dissident, et Dieu seul sait ce qu'il ferait des dissidents... Le message avait le mérite d'être clair.

- Nous te tiendrons au courant, dit-elle en sortant.