Limiter la propagande réactionnaire

Pierre Valezo prévint Claude Paniel qu'il avait un projet à lui soumettre. Comme le voulait la constitution, il devait obtenir l'approbation de la Grand Maître Bouddhinste pour pouvoir appliquer une politique sur la culture. Ils convinrent alors d'un rendez-vous :

- Claude, tu sais bien que les impérialistes réactionnaires menacent la stabilité du régime et la vie de ses citoyens. Beaucoup veulent un retour à l'ancien temps, et nous leur avons laissé un moyen de persuader perfidement la population... En effet, beaucoup d'oeuvres littéraires datant de l'ère impériale la défendent, mettant en avant ses rares points positifs, s'ils ne furent pas inventés, argumentent des idéologies contraires à la nouvelle morale... Nous ne pouvons laisser cette vermine intellectuelle pourrir les esprits de nos citoyens, il nous est nécessaire d'interdire les écrits de nobles et de bourgeois parus avant la révolution.

Dans un premier temps, Lajita ne dit rien. Ses yeux s'étrécissaient au fur et à mesure que le Père du Peuple présentait son plan, tandis qu'un réflexe animal hérissait quelques poils dans le dos de sa nuque. Elle n'aimait guère cela. Pas du tout.

Choquée par la requête, elle resta un moment tétanisée sur sa chaise, les yeux fixés sur le visage presque trop parfait de ce monstre de la manipulation. Elle connaissait son potentiel, et pourtant elle n'avait jamais osé imaginer... qu'il irait jusque là.

- Pierre... commença-t-elle maladroitement, mais sa voix manquait d'autorité. Pour la récupérer, elle se leva et fit quelques pas vers la fenêtre : Pierre, te rends-tu compte de ce que tu demandes ?

Elle marqua une pause, rassemblant le courage nécessaire pour affronter à nouveau son regard de prédateur. S'il était surpris de la réaction du Grand Maître, il n'en montra rien.

- Le clergé est prêt à accepter nombre de sacrifices et de compromis, et il te l'a régulièrement prouvé jusqu'à présent. Cependant, tout se paie et nous ne pouvons impunément violer les fondements de notre foi et de nos convictions... L'une d'entre elles nous défend de nous complaire dans l'ignorance ou de garder jalousement un savoir qui mériterait le partage. Tout ecclésiastique se doit de chérir la connaissance et de la répandre dans la mesure de ses moyens - une mission qui me tient d'autant plus à coeur que j'y ai consacré la majeur partie de mon existence laïque... Et maintenant, es-tu vraiment en train de me demander de détruire des chefs-d'oeuvre qui ont le malheur d'être le produit de leur époque ? Pardonne-moi de ne pas te suivre.

Pierre Valezo se contenta de son habituel sourire sournois. Bien évidemment, il ne s'attendait pas à ce que Claude Paniel ait approuvée sans broncher sa proposition. C'est pourquoi il sortit de son jeu un as de pique :

- De belles paroles, qui t'honorent, mais... Dois-je te rappeler une décision dont le Temple Bouddhinste lui-même est à l'origine ?...

Il s'arrêta, comme pour savourer la surprise de son interlocutrice.

- En effet, le décret bouddhinste du... 26 kavita 2282 ap. L.-C. si je ne m'abuse, stipule clairement l'interdiction de textes enseignant une déviance philosophique ?... Comme tu le vois, la politique du Temple et la mienne se rejoignent...

Le regard de la vieille femme se durcit, mais ses pensées restaient impénétrables. Maudissait-elle l'intolérance du Namdak et la rigidité des hautes classes mnibétaines ? Cherchait-elle une parade à la hauteur de ce coup bas ? Ou tentait-elle simplement de se rappeler des mots exacts de Son Eminence Paavan ?

Peut-être essayait-elle juste de masquer sa panique derrière un facié impassible...

Pourtant, elle finit par répondre à sa provocation par un sourire qui contenait bien plus de compassion qu'il ne l'était raisonnable en pareille situation.

- Je t'ai connu plus subtil, mon pauvre Pierre, cracha-t-elle. S'attaquer à quelqu'un qui vit si loin de ta personne et de tes préoccupations ne fait pas partie de tes habitudes... Le mécomprendre à fin de justification me semble même bien en dessous de ton niveau. Que t'arrive-t-il ?

Elle distillait dans ses propos un acide inhabituel, sans doute provoqué par l'enjeu énorme du bras de fer. Elle ne voulait plus laisser transparaître la moindre faiblesse : il en allait de l'avenir de la littérature dastornienne !

- Le Namdak ne vise dans son décret que les textes didactiques, soit à visée doctrinaire, quand la littérature impériale se veut moins manifeste d'un idéal politique que fresque de son temps et de ses dogmes. Que cela te plaise ou non, elle fait partie de notre histoire et le Temple ne te laissera jamais l'effacer aussi facilement tant que tu règneras avec lui. Tu parles de déviance, je t'entretiens de fondations. Même le Mnibet tolère la réminescence des superstitions chamaniques ! Aucun avenir n'est possible sans passé - ton régime finira par s'effondrer si tu t'obstines à le nier.

Son sourire s'évanouit pourtant au moment de désigner l'encombrant valet de pique dans le jeu de son partenaire :

- En parlant de déviance, il me semblerait plus urgent de rappeler ton dobberman au pied plutôt que d'organiser des autodafés...

Pierre Valezo serrait le poing, s'en voulant à lui-même de n'avoir pas choisit comme collaborateur religieux un incapable comme Kamil Novamol. Il grommela, son sang froid et sa confiance en sa capacité de manipuler commençait à lui faire tort. Il ne pouvait plus tourner autour du pot.

- Certes certes certes... Mais les réminiscences du passé peuvent nuire à l'avenir. C'est pourquoi je te propose l'interdiction de toute littérature vantant les mérites de l'ancien régime et étant défavorable à la stabilité du régime qu'est le Directoire.

Elle avait l'ascendant. Lajita mit un moment à le réaliser, tant l'exploit semblait inouï : elle avait fait reculer Valezo sur son propre terrain, l'obligeant à se découvrir plus tôt que prévu. Il y a quelques mois, elle aurait encore affirmé que c'était impossible... maintenant, elle savait qu'elle ne pourrait conserver bien longtemps cet avantage, du moins pas sans recevoir la visite de quelques-uns de ses psychiatres corrompus. Il allait falloir la jouer fine.

- Vaste programme, admit-elle, mais comment comptes-tu le mettre en pratique ? Des centaines de milliers de livres - peut-être bien des millions - dorment dans presque autant de bibliothèques à travers l'Empire. A supposé que j'accepte une telle abhération, crois-tu sincèrement être en mesure de les détruire jusqu'au dernier ? Es-tu sûr et certain qu'aucun n'en réchappera, pour circuler de mains en mains comme une gangrène, un poison lent devenu d'autant plus dangereux que plus personne n'en connait l'antidote ? Et si le remède s'avérait pire que le mal, cachant la plaie au lieu de la guérir ? Que ferais-tu si cela arrivait ?

Son regard flamboyant, guêtant la réaction du Père du Peuple, ne cillait pas.

- Les citoyens sans emplois sont encore nombreux, et ils seraient je suis sur ravis de travailler pour le bien du régime en listant et en recherchant les oeuvres dangereuses. Une brigade spéciale du Ministère de l'Enseignement sera créée à cet effet... Même si certains livres restent en circulation, cela n'est rien comparé à l'ensemble de ce qui aura été enlevé des mains de nos citoyens influençables... Et si jamais mon offre ne te convient toujours pas, je ferais en sorte que cela devienne une prérogative du Ministère de l'Information, à la charge du Camarade Mao Zekong, et sur qui tu n'as constitutionnellement aucun pouvoir... répliqua pour finir Valezo d'un sourire narquois, qui ne manquait pas de ressources. Il avait sortit son ultime carte.

- Toute information de plus de deux ans appartient à l'Histoire, et l'Histoire est l'affaire de Kamil et celle du Temple, tonna le Grand Maître d'un regard assassin. De plus, tu sembles sousestimer grandement le pouvoir du sentiment de persécution que tu vas entraîner en procédant de la sorte... Pour l'instant, la majorité de l'aristocratie de province se tient tranquille, se consolant en songeant qu'il leur reste l'héritage culturel, à défaut de garder un quelconque pouvoir. Ils s'en accomodent pourtant, trop frileux pour rejoindre la clandestinité quand ce n'est pas vraiment nécessaire. En leur confisquant leurs livres, tu les priveras de leur dernier élément de dignité. Et je peux t'assurer que, dés lors, les imprimeries clandestines tourneront à plein régime... s'ils ne rejoignent pas carrément quelques groupuscules terroristes au nom de la protection du patrimoine.

Elle marqua une pause, sachant pertinement que Valezo n'avait cure de cette possibilité. Trop confiant en sa position de force, il oubliait que la même tare avait conduit Nelbin Ier à l'exil... il fallait proposer un compromis immédiatement, où il s'arrangerait pour qu'elle n'ait plus rien à voir avec le dossier. Légalité ou pas.

- Pierre, reprit-elle, nous pouvons continuer une éternité à nous disputer la responsabilité de la littérature impérialiste, qui ne pourra de toute manière déboucher que sur un conflit d'intérêt, ou agir en grands et prendre nos responsabilités. Pour ménager les susceptibilités, je propose une amnéstie concernant tous les livres publiés avant juin 1907, date de l'insurrection populaire. Chercher à les éliminer à tout prix leur donnerait une importance qu'ils n'acquièront jamais si nous les laissons vivre leur vie. Une vie qui a un début et une fin... Les ans abîment les pages et effacent l'encre, et un remplacement régulier est nécessaire à la pérénité des oeuvres. L'économie et les futures rééditions sont ton domaine, je ne me permettrai donc pas de l'influencer. Rien ne t'empêche d'accompagner les futurs ouvrages d'un dossier pédagogique visant à remettre le texte dans son contexte et à en dénoncer les inexactitudes. En échange...

Sa bouche s'assèchait alors qu'elle s'apprêtait à promettre un sacrifice dont elle se serait bien passée. Elle savait néanmoins que c'était la meilleure façon de faire céder l'impitoyable Père du Peuple.

- En échange, dis-je, je m'engage à veiller à ce que tout ouvrage faisant l'éloge de l'ancien régime et qui, par une quelconque série de circonstance, serait devenu propriété de l'Etat... à ce qu'il reste hors de portée des mains innocentes pour n'être consulté que par des personnes possédant le sens critique nécessaire à son assimilation en tant qu'analyse tronquée d'un système imparfait. Je le jure aussi longtemps qu'aucune destruction ne s'opérera.

Elle avait abattu à son tour son ultime carte.

Pierre Valezo rugissait en lui-même. La cohabitation ne serait finalement pas si aisée, il allait devoir faire face, quelle ironie, au partage.

- C'est d'accord, j'accepte ta proposition, répondit-il en feignant de se montrer bon prince. Les ouvrages en circulation sont libres, les rééditions contrôlées, ainsi que les oeuvres dont nous sommes propriétaires...

Il était désormais temps de passer à un autre sujet. Le Père du Peuple en avait assez de faire des compromis.

- Je crois que nous devrions appliquer ce système tout en développant la littérature nationale. Que penses-tu d'une prime allant de 100 à 500 dasts pour les écrivains ?

Ainsi, en inondant le marché littéraire de nouveaux livres "bienpensants", Pierre Valezo espérait noyer les ouvrages de l'ancien régime.

Lajita réfléchissait. Elle devinait les intentions peu nobles qui se cachaient cet élan de générosité, mais elle savait avoir obtenu le maximum sur ce dossier. Elle réfléchissait pourtant à la manière de garder un contrôle sur ces primes à l'écriture... sans donner le bâton pour se faire battre.

- Je n'en pense que du bien, tant que la qualité est au rendez-vous, répondit-elle. Que penses-tu de confier l'attribution de ces primes à un jury composé de leurs pairs les plus prestigieux, vétérans comme étoiles montantes ? Après tout, je ne voudrais pas que l'homme de la rue s'imagine que la sympathie du pouvoir seule suffit à compenser un intérêt littéraire médiocre... Tout comme par le passé la fortune permettait à de mauvaises plumes de diffuser leurs sottises.

Bien qu'il ne semblait pas encore le réaliser pleinement, ces amendements serviraient Valezo autant qu'ils le bloquaient dans ses projets grandiloquents : personne ne pourrait lui reprocher d'avoir usé de sa position de force pour détruire les traces du passé, ce dont il ne se priverait pourtant pas, par des moyens détournés qu'elle ne pourrait tous prévenir. Le Grand-Maître savait de même que les étoiles montantes dépasseraient vite les vieillissantes, mais la base de cette structure garantissait au moins une chose : les Dastorniens construiraient leur future littérature sans renier radicalement leurs racines.

Cela seul comptait, peu importe où le vent les mènerait par la suite.